Vers une gestion d’entreprise adaptée aux réalités culturelles africaines

A l’heure de la mondialisation, la recherche de recettes universelles pour une gestion d’entreprise efficace semble légitime. Mais est-il existe-il vraiment une manière de faire qui puisse s’appliquer à tous les environnements professionnels, indépendamment de toute prise en compte des réalités locales? On peut, par exemple, observer des différences significatives déjà entre les modèles européen et anglo-saxon, ne serait-ce qu’en termes de protection des salariés…

Auteurs: Jonathan Kabré, Vincent Held

Or, sur le continent africain, les entreprises qui débordent le cercle familial, cadre traditionnel de l’activité économique, peuvent très vite se heurter à des obstacles d’ordre culturel. Nous allons toutefois voir ici qu’il existe des pistes pour minimiser les problèmes les plus fréquents, tels que les taux d’absentéisme élevés ou une difficulté à faire appliquer certaines normes et procédures.

Mais pour comprendre le sens de ces mesures, il faut avant tout aborder la question du rôle prépondérant – de par son importance pour la survie même de nombreux individus – de la vie communautaire dans de nombreuses sociétés africaines.

Le modèle communautaire: atouts et limites pour les économies africaines

L’Afrique subsaharienne possède une réelle diversité d’ethnies et de cultures, dont les coutumes varient fortement du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest. D’un pays à l’autre, l’on dénombre quantité d’ethnies et de tribus différentes les unes des autres à bien des égards. Or, malgré leur diversité culturelle, ces sociétés ont souvent en commun un élément essentiel: la communauté occupe une place prépondérante dans la vie de ses membres.

Cette prépondérance de la vie communautaire peut s’expliquer par le fait que la solidarité qu’elle implique permet de maintenir une forme d’assistance sociale au bénéfice des personnes les plus vulnérables. Or, il s’agit là d’un atout de poids pour des sociétés confrontées à un cadre économique précaire.

Le revers de la médaille est que chaque membre du groupe se devra d’être disponible pour les autres, puisqu’il bénéficie lui-même de l’aide et du soutien du groupe en cas de besoin. La vie communautaire est donc génératrice d’obligations diverses, telles que des renvois d’ascenseurs et autres susceptibilités à ménager.

C’est sans doute pour cela que l’entreprise familiale est l’unité de production traditionnellement privilégiée: formée de proches ayant un intérêt direct au succès de l’affaire, celle-ci permet en effet de rediriger un maximum de ressources vers les membres de l’entourage immédiat, avec lesquels les relations de confiance sont fortes.

Or, la nécessité contemporaine de faire fonctionner les infrastructures publiques (gestion des eaux, production d’électricité, administrations fiscales…) et entreprises industrielles (sociétés minières, pétrolières, unités de transformation des matières premières…) implique de faire cohabiter des employés provenant d’un cercle beaucoup plus large, dont l’intérêt dans la réussite de l’entreprise sera nécessairement très dilué.

Il peut encore être utile d’introduire la notion de « famille élargie », qui va de pair avec la vie communautaire dans de nombreuses sociétés africaines. Alors que la famille nucléaire est axée autour du père, de la mère et des enfants, la famille élargie aura tendance à intégrer étroitement, outre les parents et enfants, les oncles, les tantes, les cousines, cousins, neveux… Un autre élément à prendre en compte est le fait que ce lien de parenté ne repose pas nécessairement sur les liens du sang. Il peut en effet également s’étendre à certaines relations sociales avec lesquelles des liens forts existent – les notions d’ »oncles », « tantes », « cousins » et « cousines » pouvant s’appliquer indépendamment de tout lien biologique direct.

Nous allons maintenant voir comment la compétition entre les intérêts de l’entreprise et ceux des différentes communautés auxquelles appartiennent les employés, peut donner lieu à de nombreux dysfonctionnements.

L’impact de la vie communautaire sur le fonctionnement des entreprises extrafamiliales

Il est en effet compréhensible que la vie communautaire, avec son importance primordiale pour la survie même de l’individu, puisse empiéter sur le fonctionnement de l’entreprise – ce qui a pu amener certains observateurs à considérer que  « l’entreprise est un corps étranger à l’Afrique […] un corps qui n’a jamais été complètement accepté ni totalement digéré ». (1)

Et voici un exemple qui semble corroborer ce point de vue. Il s’agit, par exemple, de l’absentéisme causé par la nécessité de se rendre aux funérailles des membres de la « famille » au sens large, une réalité avec laquelle les entreprises sont souvent forcées de composer. Un manquement à cette obligation sociale pour des raisons professionnelles peut, en effet, être totalement incompris de la communauté et entraîner un dommage de réputation important pour la personne concernée. A tel point que même une menace de licenciement n’aura pas nécessairement d’effet dissuasif.

Un autre aspect de cette intrusion de la vie communautaire dans le fonctionnement de l’organisation est lié au fait que les relations telles que définies par l’organigramme peuvent être court-circuitées par les intérêts qui lient les employés entre eux, en dehors du travail. Il peut ainsi être difficile de sévir contre un subordonné qui serait absent de façon répétée ou devoir prendre du temps pour négocier l’application de certaines normes ou procédures, la contrainte envers un membre de sa propre communauté pouvant entraîner des mesures de rétorsion envers soi-même et ses proches.

Au-delà des absences pour les enterrements, c’est sans doute ce risque de collusion entre les cadres et les employés des échelons inférieurs qui peut principalement expliquer le fait que « la gestion du temps – et plus particulièrement en ce qui concerne l’absentéisme – est considérée par de nombreux chercheurs comme un facteur explicatif majeur de la faible compétitivité des entreprises en Afrique » (2).

Remarquons enfin que l’importance traditionnellement accordée au respect de la parole donnée dans de nombreuses sociétés peut rendre passablement ardu le contrôle des procédures qui requièrent une attestation écrite. Prenons l’exemple d’un employé qui affirme avoir payé un certain montant en liquide pour une prestation sur les fonds de l’entreprise, mais qui ne dispose pas d’un reçu. Si la production systématique de factures n’est pas usuelle dans la culture locale, ce collaborateur pourrait ne pas comprendre qu’on lui demande de fournir une preuve de son paiement et percevoir cette exigence comme un manque de confiance à son égard. Il conviendra dès lors de replacer cette pratique (la production de factures) dans le contexte de procédures standardisées, visant des buts clairement explicables, tels que la tenue d’une comptabilité qui respecte les lois en vigueur.

Nous allons maintenant voir quelques mesures à envisager pour permettre à la Direction de l’entreprise d’éviter d’être court-circuitée par les relations extraprofessionnelles fortes qui peuvent lier entre eux les cadres et collaborateurs des échelons inférieurs de l’organisation.

Au-delà des structures traditionnelles: quelques pistes pour un « management africain »

Dans un livre paru en 1998, Marcel Zadi Kessy, patron de plusieurs filiales du groupe Bouygues en Côte d’Ivoire, réfutait totalement l’idée que « les traits culturels africains [seraient] non conformes à une gestion de l’entreprise moderne ». (3)

Son ouvrage Culture africaine et management de l’entreprise moderne préconisait différentes mesures, devant permettre aux décideurs de l’entreprise d’exercer un contrôle direct sur l’activité des employés à tous les niveaux de l’organisation:

  • Définir et diffuser une charte des valeurs de l’organisation qui « ne doit pas être un simple slogan, symbolisant la vision idéale d’une entreprise, [mais] conditionne les comportements de chaque travailleur ». Si cette « charte » reflétera les « valeurs de la politique managériale », elle n’en sera pas moins orientée vers le respect des procédures, lesquelles doivent être « clairement définies, comprises, acceptées par tous et facilement appliquées, sans remise en question permanente ».
  • Utiliser la « formation interne » comme outil pour obtenir l’adhésion des employés à la « charte » et les sensibiliser au respect des procédures. Il s’agit là de répondre à « un besoin d’encadrement sur le terrain », plutôt que d’acquérir de nouvelles compétences. Il peut ainsi être utile d’insister sur les comportements attendus dans des situations bien précises. Par ailleurs, le fait d’obtenir l’accord explicite (et non contraint!) du groupe aux procédures proposées par l’organisation pourra donner à celles-ci une légitimité qui réduira le risque de remise en question ultérieure par tel ou tel individu (du fait de l’importance de la « parole donnée », voir section précédente).
  • Mettre en place un système de notation individuelle appuyé sur une grille comportementale détaillée, dont les critères d’évaluation renvoient notamment à la « morale » et aux « traditions ». Si M. Zadi Kessy ne donnait pas le détail de la grille en question, on peut toutefois mentionner l’importance de valeurs traditionnelles telles que le respect des aînés, qui peut représenter, en soi, une raison suffisante pour exiger un strict respect des consignes de la part d’un subordonné moins âgé. Le corollaire étant qu’un supérieur peu âgé risque, dans bien des cas, de souffrir d’un déficit de légitimité…

​M. Zadi Kessy insistait également dans son ouvrage sur l’utilité de « féminiser certains postes », c’est-à-dire de ne confier certains rôles qu’à des femmes (relations avec la clientèle / contrôle interne). Ceci dans le but de faciliter le désamorçage de situations potentiellement conflictuelles et de soutenir l’application des procédures par les hommes sans tentative de négocier. Il précisait à cet effet que les hommes n’aiment pas devoir composer avec les femmes « pour des raisons psychologiques », et que celles-ci sont naturellement « plus respectueuses » des règles imposées.
Enfin, l’idée de privilégier une certaine mixité ethnique, en veillant à mélanger des employés provenant de communautés distinctes, peut être une piste à investiguer pour atténuer les risques d’interférences entre les intérêts de l’entreprise et ceux des cadres chargés de faire appliquer les normes et procédures définies par la Direction.

Références

1. Jean-Yves Lavoie, Gestion étrangère du développement de l’Afrique malade du management, Presses de l’Université du Québec

2. Laurent Bazin, Le changement social dans l’entreprise africaine : compétitivité et systèmes de gestion, Centre Orstom de Petit-Bassam

3. Marcel Zadi Kessy, Culture africaine et management de l’entreprise moderne, 1998